1Au dire de Husserl lui-même, les Recherches logiques furent l’œuvre de la «percée» de la phénoménologie. Comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent, c’est sans aucun doute le dépassement du psychologisme, c’est-à-dire aussi bien sa réfutation que la réalisation non contradictoire de ses motivations légitimes, qui ouvrit la voie à cette phénoménologie nouvelle. Malgré l’étonnante multiplicité des phénomènes envisagés dans les Recherches et malgré le souci de rendre justice à la diversité de leur mode de donation, on peut dire que tous les «phénomènes» au sens de cette phénoménologie sont, finalement, redevables d’une même démarche. Cette démarche, mise en œuvre dès les Recherches, se caractérise notamment par sa grande méfiance vis-à-vis de toute position métaphysique et par la volonté corrélative de respecter la pluridimensionalité des phénomènes. Pour la phénoménologie des Recherches, l’horizon dernier sur lequel se détache tout phénomène est celui d’un entrelacement originel entre les dimensions de l’expérience vécue, de la donation des choses mêmes et de la médiation de leur rapport par les significations langagières. Malgré leur enchevêtrement, ces différents points de vue sur le phénomène sont pourtant irréductibles les uns aux autres. L’erreur fondamentale du psychologisme ne fut donc pas d’avoir mis les idéalités logiques en rapport avec des vécus subjectifs, mais de les avoir réduites à des faits psychologiques. La réduction opposée – de tout jugement ou raisonnement à sa teneur logique – ne vaut donc guère mieux, et la percée de la phénoménologie doit donc autant au dépassement du logicisme qu’à celui du psychologisme.
2Si, pour les Recherches, le phénomène au sens de la phénoménologie ne peut être assigné à résidence ni dans la conscience, ni dans le monde des états-de-choses empiriques ou idéaux, ni dans les significations et expressions du langage, il faut pourtant que l’entrelacement entre ces différentes dimensions, dont tout phénomène est redevable, puisse, à son tour, se manifester. En faisant de la conscience intentionnelle le lieu de cette manifestation, les Recherches ne procèdent pas, pour autant, à une réduction de l’entrelacement originel à une seule parmi ses composantes. Il faut donc faire la distinction entre, d’une part, une conscience qui est inséparable de la manifestation de la chose et des significations qui guident son appréhension et, d’autre part, une conscience proprement phénoménologique qui accueille l’apparaître de l’enchevêtrement entre les différentes dimensions du phénomène. C’est cette distinction entre deux sortes de consciences intentionnelles et donc aussi entre deux sortes de phénomènes qui constitue la véritable percée qui fait de la phénoménologie autre chose qu’une psychologie descriptive. Cette percée ne s’accomplit véritablement que dans la Sixième Recherche [1] à laquelle nous consacrerons dans ce chapitre l’essentiel de nos analyses.
3Cette Sixième Recherche fait donc mieux que simplement compléter l’analyse des actes intentionnels de la Cinquième Recherche moyennant la considération des actes intuitifs et plus particulièrement des perceptions sensibles et des intuitions catégoriales. En effet, son «élucidation phénoménologique de la connaissance» examine d’emblée l’acte intentionnel dans la perspective de son entrelacement avec les choses mêmes et les noms ou concepts. En traitant du rapport entre la sensibilité et l’entendement, entre les conditions subjectives et objectives de la connaissance, entre la théorie des significations et les ontologies formelles ou matérielles, la Sixième Recherche ne reprend pas seulement les différents fils examinés séparément dans les Recherches précédentes, elle fait aussi face aux problèmes majeurs de la philosophie traditionnelle. Cela l’amène, tout naturellement, à réfléchir sur le caractère proprement phénoménologique de son approche de ces problèmes. La Sixième Recherche entame ainsi, dès avant l’introduction explicite de la doctrine de la réduction transcendantale, cette méditation sur une «phénoménologie de la phénoménologie» qui se poursuivra tout au long de l’œuvre de Husserl.
4Traitant de l’entrelacement entre la conscience, les choses et le langage à la lumière de la conscience intentionnelle, la phénoménologie de la connaissance se trouve donc confrontée à une double fonction de la conscience: comme visée subjective d’un objet et comme horizon de l’apparaître de l’entrelacement entre sujet, objet et signification. L’apparaître de cet entrelacement étant précisément ce que Husserl appelle «vérité», nous serons donc amenés à nous interroger sur la nature de cette conscience singulière qui est le lieu de l’événement de la vérité. Comme la conscience intuitive de l’apparaître de la chose même ne constitue pas encore, à elle toute seule, une conscience de la vérité, nous devrons préciser la nature de cette conscience seconde qui donne valeur de vérité à une intuition. Chez Husserl, cette conscience seconde se nomme «conscience synthétique du remplissement intuitif d’une intention». Nous essaierons de montrer que le désir – de vérité plutôt que d’intuition – y joue un rôle prépondérant. La distinction entre le désir d’une chose et le désir de la vérité nous permettra aussi de montrer combien une interprétation de la phénoménologie husserlienne de la connaissance en termes d’un «intuitionnisme» ou d’une «métaphysique de la présence» méconnaît la nature «dynamique» de la conscience ainsi que les multiples formes d’absence dont elle doit tenir compte dans son cheminement vers la vérité. Une réflexion plus poussée sur ce que la conscience de la vérité ou «évidence» doit à des facteurs ontologiques, logiques et langagiers qui ne sont plus du ressort de cette seule conscience, nous amènera, ensuite, à contester la vue selon laquelle la doctrine de la Sixième Recherche serait une célébration exemplaire d’un «mythe de l’intériorité».
5Dans la Sixième Recherche, les concepts clés tels que la connaissance, l’évidence et la vérité reçoivent leur sens essentiellement de l’accomplissement du remplissement intuitif d’une intention. La structure formelle de ce processus est d’une grande simplicité: il s’agit d’une synthèse d’identification entre deux actes intentionnels qui diffèrent par leur mode de présentation intuitive d’un même objet. L’acte synthétique, qui vient unifier ces deux actes primitifs, tire avantage du fait que l’identité (au moins partielle) de leur «matière» intentionnelle va de pair avec une différence quant à leur contenu intuitif (Fülle). Celui des deux actes, dont la présentation intuitive de l’objet est plus riche, partage sa richesse en remplissant un manque correspondant dans l’acte le plus pauvre. Malgré les apparences, il ne s’agit pourtant pas d’un simple système de vases communicants puisque l’acte pauvre en intuition reçoit sa nouvelle richesse des mains de l’acte synthétique et non pas directement de l’acte mieux pourvu en intuition. Le partage des richesses ne conduit à la connaissance qu’à la condition qu’il soit acté et mesuré par un tiers. La connaissance, pour Husserl, ne se résume donc jamais à la seule richesse de l’intuition d’un objet.
6L’exemple le plus évident d’un tel acte de connaissance est un acte de parole dont l’affirmation trouve sa justification dans la donation perceptive de l’état-de-choses affirmé. Feignant, pour des raisons purement pédagogiques, que l’acte de nommer constitue le type même d’un acte de connaissance, le premier chapitre de la Sixième Recherche s’attache surtout à l’exemple de la rencontre entre le nom ou le mot et la chose. Il y a acte de connaissance, plutôt que simple association par contiguïté ou convention linguistique, dès qu’on reconnaît une chose vue comme étant, par exemple, une maison. Cette opération, que Husserl appelle une «classification» (§ 6) de l’objet intuitif, correspond assez précisément à ce que Kant, dans la première édition de la Déduction des concepts purs de l’entendement avait appelé «Rekognition im Begriff» (A 103). Mais pour Husserl, l’opération inverse par laquelle un nom est mis en rapport direct avec la présence intuitive de l’objet qu’il désigne est également source de connaissance et d’une connaissance qui n’a rien à envier à la première.
7Nous reviendrons plus tard sur ces deux types de connaissance et sur la différence entre les modes du désir de connaître dont ils résultent. Pour bien comprendre, d’abord, ce qu’ils ont en commun, il faut, premièrement, insister sur le fait que ce n’est pas de la rencontre extérieure entre un mot et une chose que jaillit la connaissance, mais de l’unité synthétique entre l’acte significatif qui nomme et l’acte intuitif qui perçoit une même chose [2]. La connaissance est donc bien un acte et non la simple possession intuitive d’un objet, et cet acte est un acte particulier en ce qu’il ne vise pas simplement un objet mais l’identité d’un objet visé par différents actes. Il faut, deuxièmement, insister sur le fait que, pour Husserl, ce modèle de la connaissance par synthèse de remplissement s’applique indifféremment aux actes simples ou fondés, aux représentations nominales ou catégoriales, aux noms et aux jugements. Reconnaître un objet empirique comme étant un encrier ou légitimer la vérité de l’affirmation «l’encrier est sur la table» par une intuition catégoriale de cet état-de-chose, c’est accomplir un même acte de synthèse de remplissement.
8Cette présentation «statique» du remplissement (§ 6) est suivie de près par une présentation «dynamique» (§ 8). Husserl entend par là une présentation diachronique de la synthèse de remplissement où un premier vécu d’intention signitive est suivi d’un acte d’intuition correspondant pour aboutir à un «vécu de transition» actant l’unité ou «l’appartenance mutuelle des deux actes» (p. 32). Mais rien ne nous interdit de comprendre cette «dynamique» au sens freudien du terme en faisant remarquer que le remplissement intuitif d’une intention est aussi l’accomplissement d’un désir. C’est, en effet, un désir inhérent à l’intention signifiante qui pousse celle-ci à se mettre en quête d’une intuition correspondante qui viendrait combler son manque [3]. Dans son union avec l’intuition, ce désir, qui habite l’intention, vient à se «réaliser» (§ 8) et à s’apaiser dans une «satisfaction» (§ 8, 13) vers laquelle il «aspirait» de tout son être. Mais quel est donc cet étrange désir qui se satisfait d’une simple intuition? On sait que la Sixième Recherche prête une grande attention à la distinction entre actes objectivants et actes de désir ainsi qu’à la différence entre leur mode d’expression linguistique. Comme la synthèse de remplissement concerne exclusivement des actes objectivants, le désir de connaissance qui l’anime doit, par conséquent, être un désir singulier. Singulier, parce que préoccupé de s’approcher d’un but de la connaissance (Annäherung an ein Erkenntnisziel, § 13, p. 51) qui est moins la possession d’un objet que l’avènement de la vérité. De plus, cette vérité est recherchée pour elle-même, c’est-à-dire pour sa valeur intrinsèque et non pas pour la jouissance que la connaissance pourrait en tirer. Il ne faut donc pas aller trop vite et conclure que, puisque chez Husserl le désir de l’intention signifiante porte celle-ci vers une intuition, le désir de connaître serait un désir de voir.
9Ce désir de vérité qui anime l’intention significative a d’ailleurs sa source non pas dans un souhait mais dans une «position» (Setzung) (§ 38). La satisfaction que l’intention significative tire de la donnée intuitive de son objet n’est donc pas due au simple plaisir de contempler un objet qu’elle avait, auparavant, posé à vide, mais au fait que cette contemplation confirme sa position antérieure. La chose, en se donnant elle-même, donne raison à l’énoncé. Faut-il en conclure que si le désir de connaître n’est pas un simple désir de voir, il est bien un désir d’avoir raison? Mais quelle est donc cette raison dont l’intention significative attend qu’elle lui donne raison?
10Nous avons déjà vu que la synthèse de remplissement se prête à une double lecture: en termes de confirmation d’une affirmation par les choses mêmes et en termes de reconnaissance conceptuelle des choses. Dans le premier cas, le désir de connaître surgit d’une affirmation qui se sait vulnérable et il advient à un locuteur qui sait qu’il est capable de parler de tout sans rien y comprendre. Loin d’être sûr de son fait et de vouloir avoir raison, l’énoncé désire, tout au contraire, se mettre à l’épreuve de la chose même dont il parle. C’est à la chose et à sa donation intuitive ou plus exactement perceptive qu’il incombe de donner raison ou tort aux thèses et aux prétentions avancées par l’affirmation. Il est clair que ces prétentions sont des prétentions à dire vrai et qu’une affirmation qui veut rendre la chose juge de sa vérité a déjà adopté une attitude critique vis-à-vis d’elle-même. Car si le désir de connaître était une simple entreprise de conquête ou de prise de pouvoir, il pourrait se contenter de la donation intuitive d’une chose imaginée qui serait une parfaite «illustration» de ce qu’il vise (§ 38) et il n’en appellerait pas à la chose même. La satisfaction du désir de connaître n’a donc pas de commune mesure avec ces désirs narcissiques qui, selon la doctrine freudienne, s’accomplissent dans le rêve à travers de simples hallucinations. L’attitude critique vis-à-vis de ses propres prétentions à la vérité s’accompagne, en effet, dans l’intention significative, d’une ouverture sur l’altérité et l’autonomie, c’est-à-dire sur la transcendance de la chose. Cela se confirmera d’une manière éclatante quand nous aborderons le cas d’une synthèse de remplissement qui a la forme d’une «déception». Mais comment ce respect pour ce que la chose se montre être en elle-même peut-il encore faire l’objet d’un désir? La réponse ne peut être que la suivante: le respect pour la chose va de pair avec un désir de vigilance et plus précisément de responsabilité de l’affirmation vis-à-vis de son propre dire. Le but de ce désir de remplissement intuitif est donc une parole pleine qui non seulement s’approche au plus près de la chose même, mais qui, surtout, se soumet à sa loi. Le désir visant une rectitude du jugement s’efface ainsi devant le désir d’une juste compréhension de la chose pour ce qu’elle est en elle-même.
11Ce parti pris pour la chose se confirme dans la seconde version de la synthèse de remplissement, celle où la connaissance résulte de l’insertion de la donation intuitive de la chose dans un cadre conceptuel. Le désir de connaître prend ici la forme de la question «Qu’est-ce que c’est?» suscitée par la présence impromptue de la chose. Si Husserl parle bien d’une reconnaissance de la chose par le nom ou le concept, il s’agit pourtant davantage d’un jugement réfléchissant que d’un jugement déterminant. Il y a d’abord et avant tout la chose qui se montre en elle-même et par elle-même et qui demande à être accueillie et comprise dans sa particularité. Le manque spécifique, dans lequel s’enracine le désir de connaître, est donc, dans ce cas-ci, une pauvreté conceptuelle qui fait face à la richesse de la manifestation de la chose. C’est pourquoi reconnaître cette chose comme étant, par exemple, une maison signifie, de l’aveu de Husserl lui-même, tout au plus un répit mais non la fin dernière du désir de connaissance [4]. À part les cas où la chose se réduit à une relation logique entre de simples catégories formelles, ce désir de connaître n’a pas de fin. Non seulement parce que la chose peut toujours encore être comprise d’une autre façon, mais aussi parce que, inversement, la chose – tout en justifiant mon affirmation – relance mon inquiétude d’avoir suffisamment bien parlé d’elle. Quand on fait des choses mêmes le but ultime d’une connaissance qui a la forme d’un désir, on ne peut manquer de les élever au statut non seulement de norme mais aussi d’idéal. (Idéal du désir de vérité et non pas d’un «désir pur» au sens de Lacan, car une interprétation qui verrait dans cette idéalisation des choses mêmes un simple artifice pour assurer la pérennité du désir constituerait assurément une perversion des intentions éthiques qui sous-tendent la pensée de Husserl.)
12Mais avons-nous été assez fidèles à Husserl en faisant du remplissement intuitif d’une intention signifiante l’affaire d’un désir infini qui est en adoration devant la transcendance de la chose? Connaître n’est-ce pas, pour Husserl comme pour Kant, fixer, déterminer, identifier, juger les choses? Avons-nous assez prêté attention au fait que le remplissement est aussi affaire de synthèse et de synthèse d’identification?
13Commençons par l’identification! Il va de soi qu’il ne peut y avoir de synthèse d’unification, et a fortiori de synthèse de remplissement, sans que l’acte à remplir et l’acte qui remplit se rapportent à un même objet et qu’ils s’accordent, au moins largement, sur la nature de cet objet. Dans le cas contraire, on assisterait à une totale «explosion» de l’objet dont il n’y aurait rien à tirer pour la connaissance. Mais la chose ne peut-elle pas également se révéler différente de ce qu’on en avait dit, et le concept ne peut-il pas convenir seulement à moitié à la chose? Husserl ne fait pas de difficultés pour l’admettre et il appelle cette expérience une «déception». Mais il ajoute immédiatement que celle-ci est riche d’enseignements (comme le mot allemand «Ent-täuschung» le suggère d’ailleurs très bien) (§ 11-12). En se montrant autrement que prévu ou en récusant une détermination particulière, la chose nous force à revenir sur nos connaissances antérieures, à revoir notre cadre conceptuel, à introduire des distinctions et des différences supplémentaires. La déception est donc une expérience capitale parce que – loin de se tenir dans le démenti – elle ouvre la connaissance sur le nouveau. À travers l’analyse de cette synthèse rassemblant des divergences, Husserl fait donc droit au rôle décisif du «conflit» (Widerstreit) et de la négativité dans la connaissance – tout en refusant, bien entendu, de l’attribuer au seul travail du concept (§ 33). Quand elle se montre être différente, la chose ne donne pas seulement tort à la prétendue vérité de l’affirmation ou aux présupposés dont celle-ci se nourrissait, elle suscite aussi un dire plus vrai. Malgré son insistance sur le fait que la reconnaissance de la différence se fait sur fond d’unité, Husserl ne procède donc nullement à une réduction de la différence à l’identité. Il veut, au contraire, montrer que toute différence est issue de ce rapport changeant et de ce jeu incessant entre le dire et la chose même, où le dire fait découvrir la chose et où la manifestation de la chose relance le dire sur une autre voie.
14Nous sommes ainsi préparés pour mieux comprendre la nature de cette «synthèse» que Husserl place au centre l’événement du remplissement. Nous avons déjà dit que le remplissement n’était ni le transfert de la richesse intuitive d’un acte sur un autre acte, ni la simple contemplation de la chose, mais la vérification ou la falsification d’une affirmation, la réponse à une demande de compréhension émanant de la chose même. En prenant acte de la vérité d’un énoncé, la conscience synthétique du remplissement intuitif n’ajoute rien à cet énoncé et elle ne prétend pas se substituer à la chose même dont dépend sa valeur de vérité. Ce que la synthèse de remplissement révèle, ce n’est rien d’autre que l’ètre-vrai. Comme le montrent les différents concepts de la vérité (trop) rapidement esquissés au § 39, cet être-vrai peut se décliner de diverses manières, mais il ne peut jamais être réduit à un simple prédicat réel d’un acte ou d’une chose. Si donc la synthèse de remplissement est l’accomplissement d’un désir de connaître, et si ce désir de connaître ne vise finalement ni le mot ni la chose mais l’être vrai qui jaillit de leur rencontre, cela nous permet, enfin, de dire positivement ce qui fait la spécificité de ce désir. N’étant ni désir d’avoir raison contre la chose, ni désir de dominer la chose par le concept, le désir de connaître est le désir que s’accomplisse, dans la rencontre entre le concept et la chose, l’événement de leur vérité. Pour Husserl, c’est incontestablement la conscience intentionnelle qui est le support de ce désir et le lieu où s’accomplit l’avènement de la vérité.
15Nous sommes ainsi arrivés à une croisée des chemins: ce primat de la conscience dans l’avènement de la vérité signifie-t-il que Husserl reste prisonnier de ce qu’on a appelé «le mythe de l’intériorité»? Et la place décisive qu’il fait à l’intuition dans sa conception d’un remplissement générateur de vérité est-elle la preuve que Husserl succombe à une «métaphysique de la présence»?
16Parmi toutes les critiques qu’on a adressées à la conception husserlienne du remplissement intuitif, la plus fréquente est sans doute celle d’avoir suspendu le sort de toute la théorie de la connaissance à l’effectuation d’une perception – qu’elle soit sensible ou catégoriale. On peut tenter de répondre à cette critique en faisant remarquer que la Sixième Recherche ne se montre nullement insensible à un progrès de la connaissance qui se réaliserait exclusivement au niveau des intentions significatives, c’est-à-dire sans faire appel à une intuition quelconque. Un tel progrès consisterait dans raffinement ou, plus précisément, dans une articulation plus distincte, dans une «clarté» accrue des significations (conceptuelles) elles-mêmes au moyen desquelles un énoncé présente – à vide – son objet (§ 17, p. 68). On peut rappeler aussi que Husserl, malgré son souci de faire la différence entre le caractère intuitif de la perception et de l’imagination et malgré son souci de distinguer leur valeur épistémologique, est loin de faire un usage dogmatique de cette distinction. Il est vrai que, pour un objet empirique, la différence entre son existence perçue ou simplement imaginée est fondamentale. Nous reviendrons d’ailleurs longuement sur ce point en montrant, dans notre chapitre V, que seul l’accomplissement effectif d’un acte de perception par un sujet charnel a le pouvoir de nous assurer valablement de l’existence effective d’un objet réel. Mais il suffit que ce même objet empirique serve simplement de cas exemplaire pour procéder à la saisie de son essence ou d’une loi logique gouvernant sa possibilité purement idéale, pour que cette différence entre perception et imagination perde toute sa valeur cognitive (§ 52). Ajoutons encore – sans vouloir nous engager, dès à présent, plus avant dans la discussion qui entoure la conception husserlienne du langage – que (contrairement à ce qu’affirme Derrida) la distinction opérée dans la Première Recherche entre le signe comme «indice» et comme «expression» ne doit rien à la donnée intuitive de l’objet signifié, mais doit tout, au contraire, à une différence qui concerne la nature de la conscience significative elle-même.
17Il est peu vraisemblable, cependant, que ces quelques observations suffisent pour apaiser toutes les inquiétudes que le prétendu «intuitionnisme» de Husserl a suscitées. N’est-il pas surprenant, en effet, de voir Husserl appliquer sa conception de la synthèse de remplissement intuitif aux actes de perception sensible? Même s’il est incontestable que toutes les perceptions d’une même chose sensible ne se valent pas et qu’une perception peut s’enrichir au cours de sa durée, cela ne prouve nullement, en effet, qu’il s’agisse bien d’une unité de perception obtenue à travers une synthèse de remplissement qui assurerait non seulement une meilleure connaissance de la chose mais aussi la vérité de la perception. Ce n’est, en effet, qu’au prix de contorsions assez invraisemblables, telles que l’attribution d’intentions signitives (c’est-à-dire d’intentions médiatisées par la présence d’un signe ou d’une donnée perceptive faisant fonction de signe) à la perception sensible, telles que la conception d’une synthèse perceptive spécifique qui réaliserait l’identité de l’objet empirique sans l’appréhender explicitement en tant que telle, telles que le supposé désir d’une perception adéquate de la chose, etc. que Husserl parvient, dans la première édition de la Sixième Recherche, à sauver sa thèse concernant l’identité structurelle du remplissement intuitif d’un acte sensible et d’un acte catégorial.
18On sait, cependant, que Husserl s’est rapidement rendu compte de ce parti pris intellectualiste de sa première analyse de la perception sensible et qu’il s’est employé à y remédier – par exemple dans les textes de sa réécriture de la Sixième Recherche [5]. Un lecteur bienveillant trouvera d’ailleurs déjà dans le texte de la première édition des indications précieuses sur la nature de ce que Husserl appelle encore maladroitement une intention «signifiante» partielle logée au sein de la perception sensible. On ne peut, en effet, que se réjouir de la grande précision avec laquelle Husserl fait droit à la transcendance de la chose sensible qui force la conscience perceptive d’aller toujours au-delà d’elle-même (hinausmeinen) dans un mélange singulier de détermination (bestimmte Intentionen) et d’indétermination (der vollen gegenständlichen Bestimmtheit ermangeln) (§ 10). Plus subtilement, ce lecteur circonspect finira par comprendre que l’intellectualisation de la perception sensible est l’effet involontaire d’une position diamétralement opposée, c’est-à-dire fondamentalement anti-intellectualiste chez Husserl. Cet acte de foi anti-intellectualiste s’exprime tout particulièrement dans le rejet de toute «idée d’un intellect pur» (§ 60, p. 183). C’est donc parce qu’il a trop voulu montrer – par exemple contre Kant – que tout acte de la pensée est fondé sur un acte simple de la sensibilité que Husserl a fini par accorder trop d’intelligence à la perception sensible. Nul besoin, en effet, de faire de la perception sensible déjà un acte de la connaissance du vrai, pour montrer que non seulement l’articulation catégoriale d’une relation empirique (§ 48), mais, plus généralement, aussi l’articulation logique du rapport entre de simples variables (§ 48, 62) et encore la formation intuitive des concepts sensibles ou même purement catégoriaux (§ 58, 60) sont nécessairement fondées sur l’effectuation d’une intuition sensible.
19En ce qui concerne la soi-disant «métaphysique de la présence» de Husserl, il faut se rendre à l’évidence que toute synthèse de remplissement intuitif – qu’elle soit sensible ou catégoriale – est faite d’un jeu incessant de présence et d’absence et que toute présence se détache sur un fond d’absence. Si la présence pleine est univoque, l’absence, au contraire, est multiple et irréductible. À l’absence comme manque de présence dans l’intention signifiante correspond, le plus souvent, une nouvelle absence dans l’intuition remplissante elle-même, à savoir celle d’une donation exhaustive ou simplement suffisamment claire de la chose.
20Il en va ainsi déjà pour toute perception sensible: non seulement parce aucune intuition remplissante ne révèle toute la chose et tout de la chose, mais aussi parce qu’avec l’apparition de nouvelles apparences de la chose, les anciennes apparences s’estompent et perdent leur force intuitive. C’est parce que la présence est toujours déjà travaillée de l’intérieur par l’absence qu’il existe dès la perception sensible, comme Husserl ne cesse de le répéter, différentes sortes et différents degrés de présence, différentes grandeurs de la richesse intuitive, différentes valeurs d’évidence. Il en va de même pour la pensée dont on pourrait croire, pourtant, qu’en ne s’occupant que de choses pensées, elle éviterait de se heurter à une résistance ou un retrait des choses. Il est vrai que les actes catégoriaux synthétiques qui appliquent une forme catégoriale à des objets sensibles sont encore freinés dans leur élan intuitif par l’épaisseur matérielle de ces objets. Mais dans le cas d’une intuition catégoriale d’un objet catégorial pur, qu’est-ce qui pourrait bien s’opposer à une intuition catégoriale immédiate? Husserl répond qu’une telle intuition – par exemple l’intuition du «concept (53)4» (§ 18, p. 69) – est médiate parce qu’elle requiert toute une série d’actes de remplissement construits les uns sur les autres. Loin d’être une saisie immédiate de son objet dans une sorte d’inspectio mentis, cette intuition catégoriale est donc une démarche comportant plusieurs étapes (§ 18, 20-21, 60). Ce n’est d’ailleurs pas seulement parce que nous ne sommes pas assez bons mathématiciens que nous ne comprenons pas tout de suite, mais c’est parce que le concept lui-même est complexe et qu’il demande, pour dévoiler toute sa signification, une série d’opérations de la pensée – même si chacune d’entre elles est parfaitement intuitive. D’ailleurs, déjà un objet catégorial pur très simple, tel que le nombre «2», ne se prête pas à une intuition immédiate.
21Mais s’il ne peut y avoir d’intuition catégoriale immédiate, ni d’un état-de-choses empirique, ni d’un concept catégorial pur (simple ou complexe), qu’en est-il d’une synthèse de remplissement qui serait non le fait d’une représentation médiate de l’objet, mais d’une «représentation de représentation» (§ 19)? Mon dire ne se remplit-il pas immédiatement par la conscience intuitive que j’ai de dire, et mon acte de désirer n’est-il pas susceptible de trouver dans ma conscience de désirer une évidence apodictique? Il est remarquable que Husserl – loin d’exploiter avec joie cette veine cartésienne – parle à ce propos de remplissement «impropre» (uneigentlich) (§ 20). Ce remplissement est impropre, précisément parce qu’il perd de vue la chose dont on parle ou qu’on désire. Sauf à sacrifier tout intérêt pour la chose même et à faire de la seule conscience intentionnelle la chose exclusive du désir de connaître, ce remplissement d’une intention par une autre intention n’apporte pas de nouvelle «Fülle», c’est-à-dire qu’il ne fait pas avancer – à lui tout seul – la connaissance. Quand je dis, que j’ai dit, qu’il fait toujours beau le jour de l’anniversaire de ma femme, le fait de l’avoir toujours dit ne suffit pas pour m’assurer du fait que je dis vrai. Sevrer la conscience intentionnelle de son objet, se replier sur un dire qui n’est plus redevable à la manifestation de la chose est une démarche que Husserl qualifie avec raison d’«impropre». Le cas le plus vraisemblable de la possibilité du remplissement d’une intention par une intuition immédiate – à savoir le cas où une intention se remplit par l’intuition de son effectuation – serait ainsi déjà le symptôme d’une désaffection pour les choses mêmes et donc d’une perversion du désir de connaître.
22Mais même si la connaissance ne se réalise pas sous la forme d’une intuition immédiate et totale de la chose à connaître, ne reste-t-il pas que la connaissance est affaire de remplissement intuitif et, par conséquent, d’un acte qui se réalise dans le secret de la conscience du sujet connaissant? Autrement dit: si l’évidence est le seul critère dont nous disposons pour décider de la vérité d’un énoncé, et si l’évidence est un acte de remplissement intuitif qui unifie deux autres actes intentionnels, l’être-vrai d’une affirmation ou la validité d’un état-de-choses ne sont-ils pas reconduits à un fait psychique? La théorie phénoménologique de la connaissance, après avoir triomphé d’un psychologisme primaire, succombe-t-elle au «mythe de l’intériorité» en se contentant de la description d’états mentaux?
23Est-il besoin de souligner que ces actes ou soi-disant «états mentaux» se rapportent toujours – directement ou indirectement – à des choses empiriques, des états-de-choses empiriques ou idéaux, des concepts et des propositions qui n’ont rien de mental? En résumant avec force la doctrine des Prolégomènes, les derniers paragraphes de la Sixième Recherche (§ 64-65) nous rappellent non seulement que l’évidence n’est pas un fait susceptible d’une explication psychologique mais aussi que l’être-vrai de l’objet et l’évidence que nous pouvons en avoir sont une seule et même chose. Toute tentative d’expliquer l’un par l’autre – en disant qu’une chose est seulement vraie parce que nous disposons d’une évidence la concernant ou en disant que nous disposons d’une telle évidence seulement parce que la chose est vraie en soi – est ainsi explicitement condamnée dans la Sixième Recherche. Ce constat vaut déjà pour la simple perception d’une chose sensible. Percevoir la chose, c’est rencontrer une manifestation de la chose et, en se donnant elle-même à partir d’elle-même, la chose s’adresse déjà à la conscience perceptive. Point n’est donc besoin de gommer l’apport de la conscience pour réfuter le reproche de subjectivisme adressé aux Recherches logiques, point n’est besoin d’insister sur le fait que cette conscience est toujours déjà intentionnellement portée sur ce qu’elle n’est pas. Il suffit de rappeler que l’«équivalence» entre évidence et vérité [6], entre la conscience et ses objets n’est pas seulement une équivalence formelle entre deux manières de dire la même chose, mais l’expression d’un rapport de réciprocité effectif ou d’un enchevêtrement originaire entre la conscience et les choses.
24On trouve une belle illustration de cet entrelacement ou de ce dialogue entre l’intention et la chose dans ce que la Sixième Recherche dit des conditions de possibilité de l’«effectuation» ou de l’«accomplissement» (Vollzug) d’une intuition catégoriale (§ 62; aussi § 30). Tout acte catégorial consistant essentiellement à appréhender une chose comme étant telle ou telle et, plus précisément, en fonction d’une forme déterminée de la pensée, l’accomplissement intuitif de cette opération n’est possible que si la chose y consent. Il faut que la «catégorie» de la pensée «convienne» à la chose et que cette chose ait les moyens de le faire savoir. Le bon vouloir ou, comme dit Husserl, la «liberté», de la pensée intuitive (c’est-à-dire «authentique») est donc sévèrement restreint, et cette limitation du pouvoir de la pensée lui est imposée de l’extérieur. Autrement dit, la possibilité de l’accomplissement d’un acte d’intuition catégoriale dépend de conditions que cet acte ne peut se donner à soi-même. Parmi ces conditions «objectives» d’un acte «subjectif» de la pensée figurent, non seulement la manière d’apparaître d’une chose individuelle, mais encore bien plus les lois générales que Husserl appelle les lois «analytiques» et «synthétiques» de la pensée authentique. Il entend par là les lois de la logique formelle qui régissent la consistance des formes de la pensée et leur complication, d’une part, et les lois de l’ontologie matérielle dont relève une chose pensée particulière, d’autre part. Même si l’intuition, et plus généralement la connaissance, sont pour Husserl des actes d’une conscience individuelle, la possibilité de ces actes dépend donc de conditions dont les plus importantes ne sont plus du ressort de cette conscience. Il n’y a, pour Husserl, ni d’intuition, ni de connaissance dont l’accomplissement effectif dans le secret d’une conscience singulière serait la seule justification et le seul fondement. C’est dire qu’un observateur extérieur, familier avec la chose même et soucieux du respect des lois logiques et ontologiques, est parfaitement en mesure de contrôler la vérité d’un acte de connaissance qui, dans son effectuation «privée», lui reste pourtant inaccessible.
25Nous tenons là un des principes les plus fondamentaux de la phénoménologie de la connaissance, telle qu’elle est développée dans les Recherches. À savoir, que la connaissance s’accomplit nécessairement à la première personne, mais que cette personne ne détient jamais, à elle seule, toutes les clés de son acte de connaissance. Une troisième personne peut donc connaître – non pas la connaissance de la première personne, mais la même chose que celle-ci. Il faut avouer, cependant, que ce raisonnement ne tient qu’à la condition que la troisième personne puisse effectivement prendre acte de cette connaissance de la première personne pour la réaliser par elle-même. Il n’y a que le signe et, plus généralement, le langage qui permettent à la troisième personne de prendre connaissance de la connaissance d’une première personne et de la partager en effectuant, à son tour, un acte de connaissance équivalent. C’est donc le langage, c’est-à-dire ce que Husserl appelle la couche expressive de la pensée, qui médiatise le rapport entre la connaissance effectuée à la première et à la troisième personne. Cette médiation – qui est à la source de la communication du savoir – n’est plausible et féconde qu’à la condition que l’expression linguistique ne vienne pas s’ajouter de l’extérieur à un acte de connaissance qui se satisferait tout aussi bien de son vécu intérieur. C’est bien la position défendue dans les Recherches.
26Nous avons vu, en effet, que dès ses formes les plus primitives, la connaissance jaillit de la rencontre du mot avec donation intuitive de la chose. Tout comme la simple perception de la chose, cette rencontre ou synthèse de remplissement est, à son tour, susceptible de se communiquer à un tiers par le truchement d’une expression linguistique. Pour pouvoir partager l’expérience dont témoigne l’expression linguistique d’une perception (ou de l’apparaître d’une chose sensible), le tiers ou témoin extérieur n’a qu’à se tourner lui-même vers l’apparaître de la chose pour s’assurer du bien-fondé de cet énoncé de perception. Même si cela ne lui est pas toujours possible de fait, cela ne lui est pourtant jamais interdit de droit. En va-t-il de même pour l’expression linguistique de l’accomplissement d’une synthèse de remplissement intuitif? Dans ce cas, la difficulté tient moins à la possibilité, pour un témoin extérieur, d’effectuer pour lui-même cette synthèse de remplissement intuitif (ce qui lui permettrait de juger – en connaissance de cause ou de chose – de l’évidence et donc de la vérité de la connaissance d’autrui) qu’à la possibilité de prendre connaissance de la connaissance effectuée par la première personne. L’expression linguistique de l’accomplissement d’une synthèse de remplissement intuitif semble en effet rencontrer des obstacles qui restent épargnés aux «jugements de perception» (Wahrnehmungsurteile, § 4) qui affirment directement l’existence de l’état-de-choses perçu, c’est-à-dire sans devoir se référer, ni au sujet qui perçoit, ni au mode d’effectuation de son acte de perception. Sous quelle forme un sujet doit-il donc exprimer sa connaissance évidente d’un état-de-choses pour qu’un tiers puisse partager cette connaissance en effectuant lui-même un acte de remplissement intuitif équivalent? Faut-il, pour cela, qu’il dise son acte de connaissance évidente ou suffit-il qu’il exprime (comme c’est le cas pour un jugement de perception) le contenu objectif de cet acte? Autrement dit, doit-il exprimer sa connaissance par un énoncé qui a la forme «Il est évident pour moi que S est p» ou peut-il se contenter d’affirmer simplement «S est p»?
27Cette question revient à savoir si l’expression linguistique de l’effectuation d’une synthèse de remplissement intuitif suit le modèle d’un jugement de perception ou le modèle de l’expression d’actes non objectivants comme le désir. Pour exprimer un désir, il ne suffit pas de dire ce qu’on désire, il faut nécessairement faire part du fait qu’on le désire (c’est-à-dire qu’on n’en dispose pas, par exemple, sous la forme d’un objet d’intuition). On doit donc dire: «Je désire que S soit p» ou encore: «Si seulement S était p», etc. Il en va semblablement pour l’expression linguistique de ces actes objectivants dont l’accomplissement effectif s’accompagne d’une modification doxique, telle que le doute ou la supposition. Pour exprimer un doute, on dit: «Il me semble douteux que S soit p» ou encore: «S est-il vraiment p (plutôt que q)?», etc. Pour exprimer une supposition, on dit: «Admettons que S soit p.» Qu’en est-il donc pour un acte de connaissance dont nous avons vu qu’il impliquait nécessairement l’accomplissement subjectif d’un acte d’évidence ou de synthèse de remplissement intuitif? Cette évidence subjective a-t-elle le même statut qu’un doute ou une supposition? Si tel était le cas, on ne voit pas comment l’expression linguistique d’un acte d’évidence pourrait différer de l’expression linguistique d’un doute ou d’une supposition. La seule forme d’expression qui conviendrait serait donc: «Il est évident pour moi que S est p.» Mais il en serait tout autrement si tout jugement catégorique devait être considéré, d’office, comme étant l’expression d’une connaissance. Dans ce cas, l’énoncé d’une connaissance aurait une forme plus simple et plus directe que l’expression d’un doute ou d’une supposition. On pourrait donc se dispenser de dire: «Il est évident pour moi que S est p» et se contenter d’affirmer «S est p».
28On sait que c’est bien là la position défendue par Husserl et nous ne devons pas chercher loin pour comprendre les raisons de ce choix. N’avons-nous pas dit que le doute ou la supposition était un acte dont l’accomplissement effectif était caractérisé par une modification doxique? Modification de quoi, sinon d’une croyance fondée sur un acte d’évidence? Nous pouvons donc conclure qu’entre des sujets désireux de connaissance et décidés de n’affirmer que ce qu’ils savent, point n’est besoin de dire expressément que la prétention contenue dans une affirmation s’appuie effectivement sur l’accomplissement subjectif d’une synthèse de remplissement intuitif. Dans cette communauté idéale de sujets rationnels et responsables – telle qu’elle est présupposée dans les Recherches logiques – l’expression (Ausdruck) d’une signification suffit pour communiquer une vérité. Point n’est besoin, pour faire part d’une connaissance, que le locuteur fasse savoir ou annonce (Kundgabe) explicitement qu’il est en train d’accomplir un acte de remplissement intuitif. Ce n’est donc pas l’accomplissement d’une évidence subjective qui a besoin d’être dite, mais c’est seulement son manque, c’est-à-dire le caractère douteux ou hypothétique d’une vérité énoncée. Même s’il m’est toujours possible de dire: «Il est évident pour moi que S est p», cela ne se justifie que dans le cas où mon interlocuteur mettrait en question le bien-fondé de mon affirmation. La communication d’une connaissance concerne donc directement l’expression de la signification objective de cette connaissance et non l’annonce du mode évident de son accomplissement dans le secret d’une conscience subjective.
29Pour Husserl, il n’y a donc pas de différence essentielle entre l’expression d’une synthèse de remplissement et l’expression d’une perception empirique. Il s’ensuit que la vérification de l’évidence de la première personne par la troisième personne se passe exactement de la même manière dans les deux cas. En contrôlant l’être-vrai d’un jugement de perception, je ne m’intéresse pas à l’acte de percevoir du locuteur, mais à ce qu’il perçoit. Ce n’est pas en percevant sa perception, mais en percevant à mon tour ce qu’il dit percevoir, que je puis lui donner raison ou tort. Il va de même pour l’expression d’un acte de pensée authentique (et nous comprenons mieux, à présent, pourquoi Husserl n’hésite pas à appeler cet acte une «perception (Wahr-nehmen) catégoriale»). Comment, en effet, vérifier autrement la valeur de vérité de la pensée d’un locuteur qu’en pensant soi-même authentiquement le même état-de-choses? Il faut donc supposer que l’expression linguistique ait le double pouvoir et d’exprimer la connaissance de la première personne et d’inviter une troisième personne à accomplir le même acte de connaissance pour son propre compte. Le langage ne permet pas seulement le dialogue entre la conscience et la chose mais aussi le dialogue entre différentes consciences désireuses d’une meilleure connaissance d’une même chose.
30La position de Husserl est donc claire et elle est tout, sauf une célébration d’un «mythe de l’intériorité». On ne peut même pas dire que Husserl ait sérieusement sous-estimé les difficultés de l’expression linguistique d’une expérience ou qu’il ait négligé l’apport du langage aux expériences primitives telles que la perception sensible. On sait que, dans les Recherches, le cas problématique des «expressions occasionnelles» fait l’objet d’un examen attentif. Mais il est tout aussi vrai que Husserl refuse de faire de l’expérience et de la connaissance la seule affaire du langage. Même si la connaissance et le désir de connaître renvoient toujours à une médiation entre la conscience et la chose, et même s’il est incontestable que le langage joue le premier rôle dans le jeu de cette médiation, le langage ne crée pas ce qu’il contribue à réunir. Exactement comme la perception ne crée pas l’apparaître de la chose même et que la chose ne crée pas la conscience, le langage ne précède pas la rencontre de la chose et de la conscience. Toutes les Recherches logiques ne sont qu’un seul et infatigable effort pour penser l’entrelacement originel de la chose, de la conscience et du langage ainsi que leur apport spécifique à l’avènement de la vérité.